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Petits articles (d'humeur ou non) sur des sujets divers, généralement culturels. Cela dit, il ne s'agit pas d'un blog, dans la mesure où ne sont pas (forcément) affichées les réactions d'éventuels lecteurs qui viendraient à parcourir ces textes.

 

 

10 août 2007 - Visite de l'exposition Jules Bastien-Lepage à Verdun. (liens []-----[] )

Je connaîs depuis une éternité Jules Bastien-Lepage, peintre pour lequel j'ai une tendresse particulière. C'est la raison pour laquelle je me suis précipité à cette exposition où figurait une grande partie de son œuvre. Il s'agissait en fait de la reprise d'une exposition ancienne qui s'était précédemment tenue au Musée d'Orsay. Accueillie jusqu'au 3 septembre 2007 au Centre Mondial pour la Paix de Verdun, cette exposition, pour des raisons de place, était scindée en deux (salles séparées) ; cela ne gâchait en rien l'immense plaisir du visiteur, cette partition permettant de suivre l'évolution d'un talent en quête d'inspiration et évoluant au gré des courants artistiques d'une époque de transition.

Est-ce parce qu'il s'agit d'un artiste meusien, originaire d'un simple village de province, Damvillers, que cet artiste est aujourd'hui frappé d'un injuste anonymat ? La brièveté de sa carrière, dix années, le fait également qu'il n'a appartenu à aucun mouvement précis, l'ont sans doute longtemps relégué dans un injuste oubli. (voir cette page consacrée à Zola et à Bastien-Lepage) L'Impressionnisme a tout balayé, ouvrant la porte à la modernité...

On est souvent déçu en approchant les œuvres réelles de peintres familiers dont on a mille fois contemplé les reproductions dans des ouvrages d'art ou encore au travers d'images numérisées. Elles paraissent souvent ternes, pénétrées par le temps qui en érode la fraîcheur et en altère lentement la beauté. Or, ici, ce n'est pas le cas. La plupart des tableaux de Bastien-Lepage présentés dans cette exposition semblent sortir de l'atelier. L'original, pour une fois, est supérieur à toutes les copies imaginables, corrigées par la magie de l'informatique. Cela contribue à rapprocher de nous l'auteur de ces toiles, mort trop jeune, et qui a laissé une oeuvre inachevée.

Le connaisseur, en matière de peinture, sait trop bien qu'il faut sortir des ornières des panthéons factices, et qu'il existe tant de créateurs relégués aux marges de la grande Histoire de l'Art, dont l'œuvre vaut largement le détour. Pour ma part, j'ai une très grande attirance pour les peintres qui furent d'abord de grands dessinateurs, tel justement Bastien-Lepage. Le contenu narratif d'une toile, ce qu'elle suggère à tous les points de vue, excite au plus haut point mon imaginaire. L'Art ne peut être, à mon gré, que la quête toujours renouvelée d'une Beauté inaccessible à laquelle l'Artiste applique son tempérament propre.

Bastien-Lepage reste un créateur qui se cherche à la croisée des diverses sources d'inspiration qui surnagent à l'orée de la Belle Époque : de la peinture de genre, narrative, qui prolonge le Romantisme, et multiplie les scènes historiques ou littéraires théâtralisées, relève par exemple, Achille et Priam. On connaît l'argument : le vieux roi de Troie vient implorer Achille afin de récupérer le corps d'Hector que le héros grec à traîné autour d'Illion, attaché à son char, après l'avoir tué au cours d'un duel sauvage. Achille a vengé Patrocle et assouvi sa fureur : il se tient droit dans une pose embarrasée fort curieuse qui ajoute au tableau une touche, sans doute involontaire, d'humour. Dans ce type de tableau conventionnel, l'Artiste doit démontrer qu'il maîtrise parfaitement la représentation anatomique du corps humain. Mais ici on retrouve, notamment dans la vivacité du pinceau, l'influence de Delacroix. Surtout dans la belle tête du vieillard, animée par la douleur, frappé d'une extase cataleptique, qui, par une bizarre analogie, me fait songer à l'Isaac de Walter Scott, le père de Rebecca dans Ivanhoe. La couleur locale que le peintre de décors (Pierre-Luc-Charles) Cicéri avait mise à la mode pour le Drame romantique se remarque à des détails, tel le manche en os de l'arme blanche négligemment posée à la droite du personnage ; à sa gauche, en haut, dans la quasi pénombre, est suggéré un autre espace ; deux têtes hagardes et effarées espionnent la scène face à un autel où trône Athéna faiblement éclairée.

La manière dont ressort la petite pendeloque décorative en forme d'étoile (ornement de la manche de Priam ou bracelet ?) posée sur la cuisse d'Achille crée un relief extraordinaire sur la toile originale, relief que ne restitue pas véritablement une simple photographie du tableau.

Une toile inachevée, La mort d'Ophélie, se rattache à la même source d'inspiration narrative et romantique. L'argument est tiré d'Hamlet et a été traité maintes fois par les peintres contemporains de Bastien-Lepage (Eugène Delacroix et, surtout les Préraphaëlites, John Everett Millais, John W. Waterhouse et Henry Nelson O’Neil) ; on ne sait trop ce qu'aurait donné la version terminée imaginée par notre artiste ; peut-être quelque chose de ressemblant à sa Jeanne d'Arc, malheureusement absente car conservée au Metropolitan Museum of Art. La bouche déformée d'Ophélie fait un peu songer à la trop célèbre croûte d'Edvard Munch intitulée Le Cri (dont l'arrière-plan, selon de récentes analyses, témoignerait de l'éruption du Krakatoa, en 1883) : les deux tableaux ont en commun la volonté de représenter le désordre mental, la folie tragique qui aspire le sujet confronté à la vacuité du monde et le fait sombrer.

Si Bastien-Lepage explore également une autre source d'inspiration à la mode, à son époque, le naturalisme rural, il le fait avec bonheur, peut-être parce qu'il est proche des campagnes où il a vu le jour et dont il connaît par cœur les chemins et les détours. Il est commun d'assimiler Bastien-Lepage à Millet, peintre terne dont j'exècre la platitude inerte et vulgaire et auquel je préfère Julien Dupré en raison de l'élan vital qui anime ses scènes de campagne, ou encore cette toile de Charles Sprague Pearce, particulièrement énergique ; la référence à Millet peut sembler vraie pour certaines petites toiles qui relèvent de l'ébauche et me semblent parfaitement ratées. En revanche les deux immenses toiles bien connues, Les Foins et Récolte des pommes de terre sont d'une force extraordinaire qui dépasse l'entendement. On y cerne le mieux l'immense puissance créative de cet artiste.

 

Baudelaire

Les Fleurs du mal

«Correspondances»

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Ce poème a-t-il inspiré ce tableau ?

Une œuvre, cependant, laisse de marbre beaucoup de commentateurs, pour ne pas dire qu'elle provoque une gêne évidente : La Chanson du printemps. Il y a là tout ce qu'exècrent au plus haut point les tenants de l'art moderne et les défenseurs de ce poussif impressionnisme érigé en mouvement homogène censé régner en maître à la fin du XIXe siècle ; sujet kitsch flirtant avec l'Académisme honni, personnages poupins aux postures improbables, collection d'angelots-papillons éthérés issus de l'univers de la Faery. Ce tableau, plus que tout autre, est résolument étranger à l'esprit bourgeois français qui pourchasse la folle du logis et la fantaisie au nom de l'imputrescible rationalité zététicienne. N'oublions jamais qu'en matière d'Art, pour mieux nous lobotomiser, la société nous impose son esthétique officielle, souvent glabre comme ces ridicules « installations » censées constituer un point-de-non-retour de l'hideuse modernité. Cette volonté de coercition à l'encontre de nos goût privés et personnels me fait toujours songer au célèbre conte d'Andersen, « Les habits neufs de l'Empereur ».

Plus tard, Cicely Mary Barker creusera avec délicatesse cette même veine, typiquement anglaise, que l'éditeur höebeke a récemment fait connaître au public français.

 

Cette toile dont j'apprécie l'infinie fraîcheur, la douce quiétude qui s'en dégage, la délicatesse avec laquelle est traité l'arrière-plan, est d'une originalité inouïe. Elle illustre parfaitement la théorie de la synesthésie chère à Baudelaire (ne serait-ce que par son titre). Le peintre, comme le poète, doit savoir détisser l'écran banal du réel pour rejoindre cette dimension dépliée où l'âme du monde génère sans cesse des myriades d'archétypes. Il doit parvenir, tel l'Alchimiste, à cristalliser l'instant fugace en un objet « philosophal » capable de transmuer notre âme au-delà de la simple rencontre avec une image. Le véritable Art est fait pour rencontrer l'impossible, c'est-à-dire la magie pure, qui métamorphose la vulgarité ambiante. Chose que ne démentirait pas René Char : on connaît l'influence qu'eut une simple reproduction de Georges de La Tour, punaisée au mur de son Q.G. du maquis qu'il commandait durant la Seconde Guerre mondiale (extrait ci-dessous).

 

 

 

 

Les portraits de Bastien Lepage révèlent le dessinateur minutieux mais aussi le coloriste fidèle qui sait rendre avec un talent inégalable les nuances de la chair. Le grand portrait de Simon Hayem, celui d'Adolphe Franck, de Sarah Bernhardt, sont plein de vie et trahissent les caractères des personnages : ils sont à rapprocher des photographies d'un Nadar, témoignages d'êtres ayant vécu, reflets éteints d'humains emportés par les flots impitoyables du temps qui coule. En cela, ils nous invitent à la méditation sur la nature même de notre présence au monde.

On retiendra tout particulièrement le pathétique portrait de Juliette Drouet, petite vieille aux doigts transparents, aux portes de la mort, que le cancer consume à petit feu et qui s'éteint lentement d'inanition. (Bastien-Lepage mourra bientôt du même mal insidieux.) Ceux qui connaissent les traits de la maîtresse fidèle de Victor Hugo au temps de sa sublime beauté ne peuvent qu'éprouver une profonde émotion qui étreint le cœur. « Ainsi, La plus part de noz vacations sont farcesques. Mundus universus exercet histrioniam. (Montaigne, Les Essais, Ch. X, Livre III)» Le temps biologique détériore lentement les corps et les amène au bord de la tombe ; mort programmée et inéluctable, liée à la loi d'entropie que notre époque feint d'ignorer lâchement, se complaisant dans la bassesse du spectacle et l'inanité de son auto contemplation : si tout a un début, tout a inévitablement une fin. L'immense génie que fut André Malraux avait bien compris que toute création artistique véritable résultait de ce dialogue avec le mystère ultime de notre condition, l'Invisible sur le seuil duquel se tient un Ange silencieux.

 

par Charles-Émile-Callande de Champmartin

 

par (Jean-Jacques Pradier dit) James Pradier

Dans certaines des notices qui flanquent les toiles présentées, on parle de possible recours à la photographie comme moyen de traquer le réalisme, ce qui est fort banal. La chose est d'autant plus évidente qu'il s'agit d'une pratique généralisée que Delacroix lui-même utilisait déjà (on peut se référer à l'introuvable Delacroix et la photographie, de Jean Sagne). Les peintres de l'Antiquité (mais leurs toiles sont perdues) et de la Renaissance utilisaient déjà divers procédés optiques pour approcher de leur mieux la Nature.

La dimension sociale de la peinture de Bastien-Lepage ne peut être négligée et correspond à une prise en compte des réalités de son temps, simplement teintée d'un sobre romantisme, sans expression politique remarquable. L'on sort à peine de l'épisode sanglant de la Commune et la France reste marquée par les spasmes politiques incessants qui, depuis 1789, ont disloqué le tissu social (mis à part le bref épisode d'accalmie qu'a représenté le Second Empire). Réalité rurale, déjà entrevue plus haut, réalité de la pauvreté ambiante, narrée par Hugo dans ses Misérables, qui touche les vieillards et les enfants. En contemplant Le Vieux mendiant, on ne peut manquer d'avoir une pensée émue pour un contemporain, Jean-Marie Déguignet qui fut retrouvé mort à la porte de l'hospice de Quimper, le matin du 29 août 1905.

à lire absolument !

L'image que propose le site the artrenewal center ne correspond pas à la version présentée du Vieux mendiant (comparez !) dont il existe plusieurs versions. Dans la toile présentée à Verdun, la présence du chat de ferme sur le perron de la maison fait toute la différence, tache claire qui sert de contrepoids pictural et fait penser à ces figures grotesques fantastiques et autres culs-de-lampe qu'affectionnaient les enlumineurs médiévaux ou les peintres de la Renaissance (et dont un peintre actuel trop méconnu, Claude Verlinde, reprend les facéties). Ce petit démon du foyer est un trait d'ironie jeté au mendiant malcommode mécontent d'avoir été éconduit ou de n'avoir pas été gratifié d'un don suffisant.

Peintre de l'enfance mendiante ou paysanne (Pauvre fauvette), Bastien-Lepage sacrifie à une mode qui va perdurer jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, celle des Gavroche et autres Poulbots [je ne mets pas de /S/ à Gavroche car il s'agit d'un personnage, j'en mets un à «Poulbot » car il s'agit d'un type], gamins sans feu ni lieu, qu'Hector Malot a su rendre pathétique dans son roman Sans famille - tout le monde se souvient du petit Rémi sur lequel s'acharne le destin  : le thème est dans l'air et devient incontestablement l'un des topoï de cette période (voir cet article sur lequel je suis tombé par hasard). On sait que, vers 1860, Lewis Carroll photographiait la petite Alice Liddell en mendiante, vers 1860. Le poème des Fleurs du mal, « À une mendiante rousse » de Charles Baudelaire, demeure dans toutes les têtes, de même que « Le Mendiant » de Victor Hugo. Chez les peintres, le sujet est récurrent : mettons en parallèle William Bouguereau (auquel on doit ce chef d'oeuvre absolu), Léon Bazile Perrault, et Lepage avec Pas Mèche et Le Mendiant aveugle.

Si la référence à Murillo peut être convoquée, les enfants dépenaillés que campe Bastien-Lepage sont brossés avec davantage de tendresse.

 

Dans un style proche, on doit bien sûr évoquer l'étonnante Marie Bashkirtseff (à laquelle est consacré ce site), diariste célèbre, morte à la fleur de l'âge, est dont ce tableau, Le Meeting, est archiconnu. Elle fut une amie et une admiratrice de Bastien-Lepage.

L'inspiration anglaise est vraiment ce que je préfère chez ce peintre car elle me renvoie au Londres victorien, sordide et enfumé, de Joseph Merrick et de Sherlock Holmes où rôdent le sinistre Mr Hyde et le terrible Jack l'éventreur. Entre Conan Doyle, Ruyard Kipling et Apollinaire (« La Chanson du Mal aimé »). Lepage brosse ici des scènes parlantes, lourdes de significations diffuses. La pauvre fleuriste londonienne nous offre un tableau pathétique : le personnage cossu qui, en haut à sa droite, sort de la gare, cigare en bouche, semble représenter une menace pour sa vertu ; la charmante enfant trouvera-t-elle enfin celui qui la sortira du ruisseau ou au contraire sa naïveté sera-t-elle abusée ? Le petit cireur en livrée rouge semble poser volontiers, la mine rêveuse, appuyé sur une borne, mais l'arrière-plan, en contraste, nous révèle l'agitation de la Capitale où déjà la circulation est fort animée ; un policeman fort affairé tente d'y mettre de l'ordre. L'adolescent rêve peut-être aux Indes, à l'Égypte ou à l'Afrique du Sud ; la couleur de son uniforme de cireur suggère que sans doute il ne tardera pas à s'engager dans l'armée de sa gracieuse Majesté et partira, vers un autre destin, combattre les Thugs, les Mahdistes, les Zoulous ou les Boers, se couvrant de gloire pour l'Empire...

 

 

 

 

 

 

 

Associer peinture et poésie, c'est se référer à la célèbre formule d'Horace, UT PICTURA POESIS (« un poème est comme un tableau » - l'Art poétique).

Guillaume Apollinaire

«L'Émigrant de Landor Road »

        à André Billy.
Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête

La foule en tous sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel pleins de lacs de lumière
S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l'Amérique
        Et je ne reviendrai jamais
Avec l'argent gardé dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j'aimais

Car revenir c'est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d'or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d'oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s'étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d'un lord mort sans avoir payé
Au rabais l'habilla comme un millionnaire

    Au dehors les années
    Regardaient la vitrine
    Les mannequins victimes
    Et passaient enchaînées

Intercalées dans l'an c'étaient les journées neuves
Les vendredis sanglants et lents d'enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d'automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
                          Et s'assit

Les vents de l'Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d'autres en pleurant s'étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d'enfants tremblaient à l'horizon
Un tout petit bouquet flottant à l'aventure
Couvrit l'Océan d'une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d'autres mers parmi tous les dauphins
    Et l'on tissait dans sa mémoire
    Une tapisserie sans fin
    Qui figurait son histoire

    Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
    Il se maria comme un doge
Aux cris d'une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu'à l'aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et des derniers serments


 

La romancière Patricia Cornwell n'a probablement pas vraiment résolu l'énigme, mais son ouvrage fourmille de renseignements sur le Londres de cet époque que le film From Hell, restitue avec talent. (On peut également lire l'ouvrage de Kellow Chesney, Les Bas-Fonds de Londres qui vient d'être republié dans la collection TEXTO - Tallandier, et encore Jack l'éventreur démasqué, de Sophie Herfort, également chez Tallandier.)

Personnellement, Bastien-Lepage me semble très proche de l'esthétique de deux peintres majeurs (de nationalité américaine, mais ayant séjourné en Europe) John Singer Sargent, et surtout James Abbott McNeill Whistler. De ce dernier, il semble avoir, avec un certain bonheur, repris la technique des Nocturnes (qui furent au centre d'un procès retentissant à la suite d'un article de John Ruskin jugé offensant par Whistler), dont certains furent exposés à Paris en 1873 où Monet les admira (et produisit, par mauvaise imitation, le très médiocre Impression de soleil levant, adulé des Japonais, mais qui n'arrive pas à la cheville de Nocturne: Blue and Gold — Old Battersea Bridge : ce Bastien-Lepage est de la même veine.).

On ne peut évidemment qu'évoquer, à ce propos, la récente et superbe exposition Turner, Whistler, Monet qui a eu le mérite de mettre en parallèle trois peintres remarquables dont les œuvres mises en relation (ou « mis en relation », car on parle aussi d'un œuvre pour des artistes de cette dimension) dialoguent de manière significative (l'exposition a eu lieu du 11 octobre au 17 janvier 2005, Galeries nationales du Grand Palais, puis à Londres, Tate Britain, du 10 février 2005 au 15 mai 2005).

Dans le même ordre de recherche esthétique s'inscrit un tableau intitulé La Chaîne provenant du Musée des Beaux Arts de Tournai : il s'agit d'une chaîne de villageois qui, dans la nuit, se passent des seaux afin d'éteindre un incendie ; ombres et incendie s'y mêlent : on ne peut que faire le parallèle avec certains textes d'Émile Verhaeren où se mêlent de telles harmonies de couleurs.

La Communiante, dont la pose hiératique et glacée (crispée) surprend, est à mettre en parallèle avec d'autres oeuvres majeures du temps : le Portrait de Mlle de Brissac de William Bouguereau, en premier, celui de Romaine Lascaux de Pierre Auguste Renoir ou celui d'Alice Vanderbilt Shepard de Sargent, La jeune fille en rose de John White Alexander, Mademoiselle de Fitz-James de Fantin-Latour, entre autres. Le portrait représente le plus souvent une commande qui permet à l'artiste d'être rémunéré par un client privé. Généralement l'artiste cherche à avantager son sujet. Peindre une jeune fille repose souvent sur le choix d'une couleur dominante, celle de la robe, qui induira nécessairement une harmonie de couleurs et une réaction chez l'observateur ; la communion est liée à la blancheur symbole de pureté (grisée et défraîchie, ici ?). La pose est équivoque, la fillette adopte un air buté : y-a-t-il volonté délibérée, de la part de Lepage, de remettre en cause les conventions sociales de la petite bourgeoisie enfermée dans ses rites étriqués ? Le modèle, physiquement peu avantagé, renvoie sans doute à une pratique fréquente chez Manet qui privilégie souvent des personnages laids (peut-être pour introduire une note discordante qui abolit toute forme d'idéalisation [ainsi, Le Fifre me semble-t-il avoir une parenté diffuse avec La Communiante]). La notice qui accompagne ce tableau remarquable fait allusion à Holbein (le jeune - celui qui a peint la célèbre anamorphose dans son tableau Les Ambassadeurs), artiste majeur de la Renaissance qui séjourna à la Cour de ce barbe-bleue d'Henri VIII et fréquenta Érasme.

On regrettera finalement que ces notices explicatives qui accompagnent chaque œuvre ne fassent pas référence à des peintres comme Bouguereau ou Whistler. Le courant préraphaëlite est totalement ignoré : de ce point de vue, l'un des plus beaux tableaux de Bastien-Lepage, qui aurait pu justifier une allusion est absent de l'exposition, comme je l'ai souligné plus haut. Bastien-Lepage semble se trouver à la croisée des courants de son temps et ses préférences esthétiques, au moment où il va mourir, semblent le porter Outre-Manche ; serait-il parvenu en jouissant d'une vie plus longue et, par conséquent, d'une influence prolongée, à infléchir d'une quelconque manière l'esthétique fin de siècle ? Cela est hautement improbable.

Le superbe catalogue de l'exposition du Musée d'Orsay permet d'approfondir l'analyse de chacun des tableaux (et davantage encore...), au moyen de commentaires spécialisés d'une grande qualité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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